Première Leçon 
 
L'AMOUR DE LA SAGESSE 
 
 
Cette année-là je rentrais en classe de philosophie. Ce que cela évoquait pour moi était quelque chose de puissant car je savais déjà que la philosophie était l'amour de la sagesse. C'est dire qu'en ayant enfin le droit d'étudier cette discipline j'étais bien certain de pouvoir découvrir enfin le sens caché de la vie et de la mienne en particulier. 
Je dois dire que je ne fus pas déçu, mais lorsque j'y repense aujourd'hui, je me rends compte que cela tient uniquement à la personne qui fut mon professeur dans cette matière, car, à la vérité, j'eus la grâce immense d'avoir comme enseignant un homme qui n'était pas un professeur de philosophie mais un véritable philosophe, ce qui est bien différent et beaucoup plus rare. 
A l'"Institution Sainte Jeanne d'Arc" tenue par les "Soeurs de l'Education Chrétienne" on ne badinait certes pas avec l'éducation qu'il convenait de donner à la jeunesse. A vrai-dire depuis la fondation de ce noble établissement, quelque cent années plus tôt, il n'avait passé sur ses bancs que des filles, mais cela faisait trois ans alors que la mixité était introduite et que les garçons de l'"Ecole Notre Dame" pouvaient eux aussi bénéficier d'un second cycle "au Parc". 
Cette introduction de la gent masculine dans une maison séculairement féminine s'était certes accomplie de manière très précautionneuse et les six garçons de la classe de Terminale A avaient certes bien compris l'incommensurable grâce qui leur était faite d'être ainsi accueillis chez les soeurs. 
Ah! je revois le grand parc, les bâtiments en pierre jaune, les grandes galeries, la cour de récréation surélevée où les garçons n'avaient pas accès, les allées ombragées, le "petit Lourdes", le grand potager et même le rucher bourdonnant, image d'une société féminine ou les mâles étaient mâle-traités ! 
François, Michel, Laurent, Jacques, André et moi Pierre, le jour de la rentrée, à l'invite de la religieuse "directrice des études" nous pénétrions dans la salle de classe au deuxième étage par notre escalier réservé, afin d'assister au premier cours de l'année. C'était le cours de philosophie. Une autre religieuse se trouvait là pour nous faire asseoir en attendant que le professeur arrive. 
Nous savions simplement que c'était un nouveau professeur - le précédent, une femme, ayant quitté l'institution pour cause de mariage avec un orthodoxe - et qu'il venait de Paris, auréolé du prestige de la capitale et de ses nombreux diplômes. 
Le professeur entra subitement. Il avait une démarche élastique et rapide et en quelques enjambées il fut sur l'estrade, tandis que la soeur s'éclipsait discrètement après qu'il lui eut fait un rapide salut de la tête. Il "présentait" incontestablement très bien, impeccablement habillé d'un costume avec gilet de très bon goût, portant pochette et noeud papillon avec une distinction innée. 
Il était très brun, les cheveux noirs et bouclés et de lui émanait un charme indéfinissable. Il se présenta avec un large sourire: 
- Mesdemoiselles, Messieurs, bonjour!, mon nom est Max Junger et, comme mon nom l'indique, je suis, comme vous, un disciple de l'art et de la science de vivre! 
L'assistance ne semblant pas comprendre exactement de quoi il s'agissait, Monsieur Junger poursuivit en demandant: 
- Qui veut nous dire par quel nom les Grecs désignaient la discipline qui nous réunit? 
Une main se leva; c'était celle de Pierre: 
- La philosophie, monsieur! 
- Eh! oui, la philosophie!, du grec "philo", j'aime et "sophia"... Au fait y a-t-il une "Sophie" dans l'assistance? 
Sophie Censier rougit et se troubla quelque peu, mais ne répondit pas. 
Monsieur Junger remarqua l'élève qui était censée incarner la sagesse et qui donnait en effet une image de petite fille modèle, plus ressemblante à Camille ou à Madeleine qu'à la Sophie de la Comtesse de Ségur. 
- Regarder votre camarade dispense de donner une définition du mot. (Sophie rougit de plus belle en se "tortillant" sur son banc.) Quelle définition peut-on donc donner de la philosophie? 
Cette fois, c'est Laurent qui leva la main et dit, très sérieux: 
- C'est l'état de celui qui aime Sophie! 
- C'est possible, en effet, admit Monsieur Junger, imperturbable, tandis que Sophie Censier rougissait trois fois plus. Qui veut proposer une autre définition? 
C'est alors que, prenant la parole à mon tour, j'exprimai: 
- C'est l'art et la science de vivre! 
- Précisément! C'est donc ce que je me propose de faire avec vous cette année: pratiquer l'art et la science de vivre, enrichir notre vie par la connaissance philosophique! Et maintenant une question encore à tous: y a-t-il une science plus importante que celle de savoir vivre? 
Sophie Censier se leva et dit gravement: 
- Non, Monsieur Junger, il n'y a rien de plus important! 
 
* * * 
 
Après un tel préambule il n'était pas surprenant que la plupart des autres matières parussent à beaucoup d'entre nous assez insipides et rapidement j'aspirais à voir revenir les cours de philosophie; heureusement pour nous, il y en avait huit heures par semaine. 
Nous eûmes une autre bonne surprise après la récréation: c'était encore Monsieur Junger qui nous administrait aussi les cours de Langue, Expression et Littérature Françaises. Et par conséquent, c'était encore cinq heures passées en sa compagnie, un vrai plaisir!